Rudyard Kipling
18 Août 2023

Les Lois anglaises

« Sans les lois, le monde serait les ténèbres »
Un article proposé par le frère Patrick Buffe de Meridian 4106, Londres.

On peut définir une loi comme une relation de cause à effet constante, invariable et obligatoire :

- Constante car son effet est permanent.
- Invariable car son contenu ne peut se modifier.
- Obligatoire car son effet est inéluctable.

Parmi les lois qui organisent le monde, trois types peuvent être distingués :

- Si la cause de la loi est matérielle et que son effet s’exerce sur l’univers : il s’agit d’une loi physique.
- Si la cause de la loi est divine et que son objet est humain : c’est alors une loi religieuse.
- Si la cause de la loi est humaine et que son objet s’applique à la société : c’est enfin une loi sociale.

On conçoit d’emblée les limites de la définition précédente selon le type de loi considéré :

  • Les lois physiques sont en effet constantes, invariables et obligatoires.
  • Les lois divines sont constantes et invariables, elles ne sont obligatoires qu’au travers de leur acceptation qui se nomme la foi.
  • Les lois sociales sont constantes et invariables seulement dans un lieu et un moment donné, elles ne sont obligatoires qu’au travers de leur acceptation qui se nomme obéissance.

On voit donc que ce propos regroupe artificiellement des concepts unis seulement par leur mode de désignation « la loi » et qu’il est, en outre, typé par des considérations culturelles communes à l’homme occidental, chrétien, vivant dans un univers de démocratie laïque, celui où la Franc-maçonnerie a pu se développer et s’épanouir.

Le cadre que je viens de fixer est enfin, totalement invalide pour l’immense majorité de l’humanité. Ainsi pour les monothéistes non chrétiens, les lois physiques et sociales sont totalement subordonnées à la loi religieuse édictée par un dieu transcendant. Pour les polythéistes et les animistes les considérations culturelles traditionnelles et l’action directe dans le monde visible et invisible, d’un ou de « dieux » immanents conditionnent les lois sociales et la marche de l’univers.

Il ne saurait être question de traiter dans le temps imparti la totalité de ces aspects. On se bornera à l’analyse de la phrase qui sert de support à ce travail, sa projection dans notre société passée et actuelle et son application à notre univers Maçonnique.

« Sans les lois le monde serait les ténèbres ». Jailli tout droit de la pensée hébraïque, ce propos est lourd de sens. En Hébreu la loi se dit : Thora. C’est aussi le nom donné aux cinq livres qui constituent le Pentateuque (penta en grec = cinq) ou Ancien testament des Chrétiens. Dans le premier de ces livres qui se nomme la Genèse on trouve au tout début ce passage :

« veha’aretz hayetah tohu vavohu vechosech al-peney tehom veruach Elohim erachefet al-peney hamayim »

«  et la terre était vide et sans forme, une ténèbre sur les faces de l’abîme, mais le souffle de Dieu planait sur la surface des eaux ».

On reconnaît dans les mots « tohu-vavohu » traduits littéralement par « vide et sans forme » le tohu-bohu qui nous est plus familier, le plus souvent rendu par : «chaos». Le mot «vesosech» signifie : ténèbre au féminin singulier : «une ténèbres».

Et plus loin dans la Génèse : « vayomer Elohim yehi-or, vayehi or». Et Dieu dit : « Que la lumière soit et la lumière fut ».

Par sa parole, son verbe (et Dieu dit), Elohim, le Dieu des Hébreux, tire la terre du chaos, chasse les ténèbres et commence à l’ordonner par ses lois divines. 

La Thora est toute emplie de passages où l’on explique l’ordonnancement de l’univers par Yaweh.

Ces indications sont précises et font référence à un symbolisme familier aux francs-maçons. Il serait long et fastidieux de les détailler.

Un exemple saisissant est donné par le verset 20 du chapitre 11 de la Sagesse de Salomon qui dit :

« … Le monde était le chaos, mais tu as tout ordonné avec mesure, nombre et poids ».

Plus loin dans la Génèse, Yaweh donne à Noé les première lois religieuses et sociales applicables à l’ensemble de l’humanité, juive ou non juive, sous la forme des sept lois Noachides, posées comme fondement de la Maçonnerie spéculative par le Pasteur Anderson dans l’édition des constitutions de 1738, rappelant les « articles de Noé » et recommandant aux francs-maçons d’être de « parfaits Noachides ».

Dans le livre suivant, l’Exode, Yahweh, l’Elohim des Hébreux, donne à Moïse le Décalogue, les dix commandements de la loi écrite et lui communique aussi, sur le Sinaï, la loi orale (encore une fois le verbe de Dieu).

Les développements de la loi écrite occupent les livres suivants du Pentateuque : le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome ce dernier signifiant en grec : « deuxième loi ».

L’ensemble de ces livres constitue pour les Hébreux la Thorah sebektiva ou loi écrite.

Les codifications de la loi orale donnée à Moïse par Yaweh, ou Thorah sebealpé font l’objet du Talmud.

Les commentaires du Talmud regroupés dans les midrashim règlent la marche de l’univers et de la société au travers de la halaka (la règle ou l’allure de la marche) qui traite des problèmes jurisprudentiels et de la hagada (on-dit, ou légendes) qui traite de la vie morale et spirituelle.

Ainsi de la création du monde à l’organisation de la société et des croyances religieuses, tout, pour un Juif est contenu dans les lois données par Dieu et ces lois sont, non seulement la parole de Dieu, mais sa substance même, la loi est Dieu. En ce sens la phrase liminaire, « sans les lois le monde serait les ténèbres » est parfaitement cohérente avec l’univers mental hébraïque, puisque par sa parole, qui est Dieu lui-même, Dieu a tout créé et tout ordonné.

On note la même fusion des lois, physiques, religieuses et sociales chez les Musulmans.

La cosmogonie ou création du monde et la cosmologie ou organisation de l’univers sont décrites dans le Coran, réputé comme dicté par Dieu au prophète Mahomet. Dieu révèle en outre les règles de la croyance religieuse ou iman, de la soumission ou fiqh, qui traite en particulier de la jurisprudence islamique et de l’ishan qui traite de l’éthique.

Les commentaires du Coran, à la manière du Talmud, sont regroupés dans les hadiths des docteurs de la Loi dont le regroupement forme la Sunna. L’ensemble formé par le Coran et la Sunna constitue la Charia ou loi islamique qui régit tous les aspects physiques, religieux, sociaux et légaux du monde musulman.

A l’opposé du monde oriental le monde occidental, le seul dont je parlerai ici, distingue absolument entre le spirituel et le temporel dans l’organisation du monde et de son univers légal.

Il se fonde tout d’abord sur le modèle Grec fort bien décrit par Platon dans son ouvrage : « Les lois ».

Outre les considérations sur l’origine et l’utilité des lois qu’il serait trop long d’exposer, Platon situe les lois dans un cadre politique au sens grec, c’est à dire centré sur l’harmonie et l’organisation de la cité (« Polis » en grec veut dire : cité).

On peut résumer brièvement cette pensée en citant Pythagore, pour qui le bon citoyen honore les dieux immortels, chante les héros disparus et respecte les lois de la cité, fondées sur le droit coutumier, d’origine humaine.

En grec une loi se dit « nomos». « Nomos sunteïn, anomia polereïn »: « soutenir les lois, combattre l’anarchie », voilà la bonne action d’un citoyen.

L’impiété pour un Grec n’est pas l’absence de foi en Dieu, notion inconnue en Grèce, mais le non-accomplissement des rites propitiatoires citoyens et l’absence d’adhésion aux lois morales de la cité. Pour un Grec la loi est un concept philosophique qui renvoie à ce qui est considéré comme « juste et bon », « kaloï, kagathoï» : les justes et les bons sont  les parfaits citoyens de Platon. L’interprétation de la cosmogonie et de la cosmologie (la création et l’organisation de l’univers), longuement décrites par Platon dans le Timée et dans le Critias est un jeu d’esprit qui ne soulève aucune polémique, étant entendu par tous, que les lois qui régissent l’univers, de par leur perfection, ne peuvent qu’être d’origine divine.

C’est sur cette base philosophique que va s’établir le droit Latin.

Celui-ci se fonde sur le droit primitif, dit aussi droit naturel, ou l’homme répond de ses propres choix et non plus de celui des Dieux. « Ce que les suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c’est la loi ».

Moins encore qu’en Grèce les dieux n’ont de place dans l’organisation de la cité, sauf pour leur valeur emblématique.

Les Latins sont les premiers à percevoir les lois comme une réalité indépendante, une science sans rapport avec le divin.

La cosmologie et la cosmogonie n’intéressent guère le Romain qui se contente de légendes. La foi est une notion inconnue et la piété se résume à l’accomplissement de rites conformistes vides de foi, mais lourds de valeur traditionnelle et cohésive.

Le Romain illustre par son attachement viscéral à la loi coutumière et son attitude narquoise à l’égard des Dieux la célèbre sentence qui définit si bien son univers mental : « Il fut un temps où les Dieux étant morts et le Christ pas encore né, l’homme fut la mesure de toute chose ».

Le Romain est pragmatique et normatif. Sur le fonds du droit naturel et coutumier, essentiellement oral, il compose des codes législatifs fixant par écrit la norme des relations entre l’état et le citoyen qui ordonnent le chaos de l’univers barbare.

L’accomplissement des lois du droit Romain se trouve dans le code de Théodose, rédigé en 438. Mentionnons, pour en finir avec Rome qu’en Latin une loi se dit : « lex, legis ». Curieusement « norma » ne signifie pas une norme mais une équerre. Ceci est à méditer.

A l’écroulement de l’empire Romain d’occident, au Vème siècle, la montée en puissance de l’Eglise catholique et de la Papauté va réintroduire la loi religieuse dans l’organisation de l’univers, de la politique de l’état et des relations interhumaines. Les lois religieuses édictées par les conciles successifs et les décrétales papales sont regroupées sous le terme de droit canon. L’Europe occidentale va alors traverser ce que l’on appelle la « nuit gothique» qui s’étend de la chute de l’empire romain à la Renaissance.

Durant cette période qui dure plus de 1000 ans, considérons l’évolution qui affecte les trois types de lois définies au début de cet exposé, dans l’occident chrétien :

- Les lois physiques sont durablement codifiées par le droit canon qui considère leur origine comme divine. Ainsi les lois physiques et mathématiques qui régissent l’architecture émanent de Dieu lui-même. La proportion dorée qui sert de base, entre autres à la construction sacrée des bâtisseurs de cathédrales, est ainsi nommée : divine proportion. Construire est alors considéré comme le fait de manifester sa foi et d’exprimer ainsi, à la gloire de Dieu, les lois divines par lesquelles Dieu a organisé l’univers et la matière :

«  Je taille une pierre, dit l’apprenti,
Je construis une cathédrale, dit le compagnon,
Je rends gloire à Dieu dit le maître ».

- Les lois religieuses, au travers du droit canon, règlent les croyances et leurs manifestations dans l’ensemble du monde chrétien.

Dans les contrées sous juridiction ecclésiastique exclusive, le droit canon règle également le fonctionnement de la société selon le modèle unitaire, précédemment décrit, de la Thora ou de la Charia.

- En ce qui concerne les lois sociales deux tendances se font alors jour :

Dans les pays germaniques, saxons et nordiques apparaît le droit romano-germanique qui est une fusion du droit coutumier tribal, oral et du droit Romain écrit. Ce droit reste un droit jurisprudentiel, non codifié, dont dérivent les législations anglo-saxonnes actuelles appelées « common laws » qui nous étonnent tant.

Dans les pays latins, notamment en France, la législation sociale, formée d’une mosaïque juridique juxtaposant le droit romain, le droit canon, le droit coutumier ou féodal et le droit royal, va lentement évoluer vers un droit positif, codifié et écrit, dégagé du droit canon.

Au travers de l’édit de Villers-Cotterêts  en 1539 puis de celui de Saint-Germain en 1679 la France à la lumière de Montesquieu et de son ouvrage : «L’esprit des lois »  se dirige alors et plus tard vers la rédaction du code civil (notez bien le mot : civil) par Napoléon en 1804.

Ainsi l’on peut opposer au plan des lois sociales, le modèle Français où seul l’état a le droit de déterminer les lois et le modèle anglo-saxon où c’est le juge qui détermine le droit sans être tenu par l’état, ni par les décisions antérieures des autres juges.

Au plan métaphysique l’opposition entre droit positif de type Français et le droit jurisprudentiel anglo-saxon est capitale. Le droit positif est moral et reflète ce qui est bien aux yeux de l’état, le droit jurisprudentiel est éthique et reflète ce qui est bon aux yeux du juge.

Le XVIIIème siècle va bouleverser toutes ces données historiques :

Au plan scientifique et philosophique « l’ère des lumières » bouleverse l’univers mental des penseurs qui se libèrent de la loi religieuse avec en France, Voltaire, Diderot et les Encyclopédistes et en Angleterre Newton, Locke et la Royal Society.

Au sein des lois religieuses apparaît le mouvement de la Réforme, séparant durablement l’Europe du nord de celle du sud. 

En ce qui concerne les lois sociales, enfin, l’Europe du sud vit sous le régime du droit féodal et /ou coutumier, tempéré par le droit canon, la France sous le régime de la monarchie absolue et du droit positif et l’Europe du nord sous le régime de la monarchie plus ou moins parlementaire et de la common law. 

Il devient alors trop complexe de suivre de manière globale l’évolution des lois du monde en Europe occidentale et nous devons recentrer notre propos. Reprenant l’ordonnancement du monde par des lois physiques, religieuses et sociales nous allons seulement considérer l’état de la société Anglaise du début du VIIIème siècle, celle dans laquelle va se développer et se figer la Franc Maçonnerie.

Les lois physiques régissant la cosmogonie et la cosmologie, sont marquées par le fond culturel Anglais qui reste très empreint par la loi religieuse reposant quasi exclusivement sur l’Ancien Testament. Le mouvement intellectuel induit par la Royal Society, sous l’influence de Newton, se dégage de cette conception religieuse pour faire de la science une entité autonome qui va de pair avec la remise en question de la loi divine révélée.

Dans cette optique le fond religieux de ce mouvement scientifique tend vers le déisme qui va servir de socle à la fondation de la franc-maçonnerie spéculative.

Dans le domaine des lois religieuses, la société Anglaise de cette époque se partage entre l’église Anglicane, officielle, dont le Roi d’Angleterre est le chef et le garant et le Calvinisme, qui à la suite de longs conflits a acquis droit de cité.

Les Catholiques sont hors jeu et ne représentent que moins de 10% de la société Anglaise. Les Calvinistes sont majoritaires en Ecosse, les Catholiques en Irlande et les Anglicans en Angleterre. Les lois religieuses du Royaume Uni sont de caractère fortement théiste, reconnaissant un dieu transcendant, personnel, révélé par sa parole dans le livre de la Sainte loi.

Dans ce cadre, la franc-maçonnerie naissante se pose en contradiction avec cette optique, professant, comme en matière scientifique, un déisme affirmé, qui s’il reconnaît une entité suprême créatrice, la considère comme universelle et inconnaissable.

En ce qui concerne les lois sociales, la loi Anglaise exclut les Catholiques et les Juifs des charges d’état. Chaque citoyen, quelque soit sa religion, est soumis à la common law, de caractère jurisprudentiel, fortement marquée par la culture Saxonne et la religion réformée. Là encore la franc-maçonnerie de la Grande Loge d’Angleterre va se singulariser par rapport à la loi de l’état.

Elle réunit en effet tous les citoyens à égalité pourvu qu’ils soient monothéistes avec des droits égaux en loge.

On doit ainsi mieux comprendre ce qui fait l’originalité et le succès de la franc-maçonnerie naissante dans l’Angleterre du début du XVIIIème siècle, elle constitue en effet un système novateur, en marge des lois ordinaires du monde, mais soucieux d’intégration dans la société. .« Ordo ab chao » : l’ordre sortant du chaos, devient la devise Maçonnique et nous ramène à la phrase Talmudique qui sert de support à ce propos.

La franc-maçonnerie d’Anderson et de Desaguliers se fixe comme but d’ordonner par des lois particulières un monde contemporain considéré comme chaotique, la lumière Maçonnique venant éclairer les ténèbres des esprits.

Si l’on regarde de près l’exhortation du premier grade on comprend mieux à la lumière des indications précédentes, les intentions des rédacteurs :

En pays de droit Anglo-saxon, une association doit se conformer aux us et coutumes qui sont le fondement de la common law régissant la société et doit tenir compte de sa conformité à l’égard du droit coutumier (les us et coutumes si souvent rappelés en franc-maçonnerie), de son allégeance affirmée à l’égard des institutions de l’état et du Roi, de son absence d’agressivité à l’égard des convictions religieuses de la majorité des citoyens. Ainsi s’explique les longs développements de l’exhortation du premier grade, destinés à se mettre en conformité avec la common law et à désamorcer toute critique voire toute poursuite.

Au terme de ce propos on peut être convaincu, ou non, que Dieu a ordonné l’univers en édictant les lois de la création, que les religions ont ordonné les croyances selon sa parole révélée et qu’enfin l’homme, sa créature, a ordonné la société au travers de différentes législations,

Ainsi j’ai longuement traité de l’organisation du monde, ce macrocosme qui nous enferme, à la lumière de l’enseignement du Talmud. Au centre de ce macrocosme se tient l’homme, le microcosme de cet univers, créature de Dieu. Selon l’enseignement de la Table d’émeraude, fondement de la sagesse hermétique : « sicut superius, sicut inferius : ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » cela veut dire que les lois qui organisent le macrocosme, l’univers, concernent aussi le microcosme, c'est-à-dire nous-mêmes. 

Mais qui ordonnera donc notre chaos intérieur, celui du microcosme, sinon nous-mêmes. Nous sommes ainsi tenus d’édicter nos propres lois intérieures, les seules d’ont je n’ai pas parlé : Elles se nomment les lois morales. La Franc maçonnerie régulière s’efforce de les ordonner et de les enseigner à sa lumière. De Platon à Kant, à la lumière du savoir Maçonnique, elles seront l’objet d’un futur exposé, si le Vénérable Maître de la Loge le veut bien.

 

avec l'aimable autorisation du W.B. Patrick C. BUFFE, Meridian 4106-UGLE, London, UK. 2007.