Rudyard Kipling
15 Décembre 2023

Les ornements d'une loge de maître maçon


Le porche, la lucarne et le pavement en carreaux.[1]

 

“The ornaments of a Master Mason’s Lodge are the Porch, Dormer and Square Pavement. The Porch was the entrance to the Sanctum Sanctorum, the Dormer the window that gave light to the same, and the Square Pavement for the High Priest to walk on”.

Tableau de loge du troisième grade : Emulation ritual.

 

Contrairement à celles des premiers et deuxième grades le tableau de loge du troisième grade surgit dans le rituel de ce grade sans césure et sans que sa nature ne soit mentionnée de manière explicite dans le texte. Cependant elle est signalée comme telle dans les « Notes and procedures » de l’Emulation  ritual, où il est demandé de tendre le tableau de loge et le crayon au Vénérable Maitre : 

“- IPM hands Tracing Board and pencil to WM.”

Ce passage du rituel, qui constitue le tableau de loge du grade de Maître, commence à “Our Master was ordered to be reinterred… » pour finir à: « He was slain three thousand years after the creation of the world”.

La description et l’étude des différents éléments de ce tableau de loge feront l’objet d’un autre travail, nous bornant ici à celle des ornements de la loge de Maître qui figurent au centre du tableau ornant ce grade.


1 - Historique :

Aucune mention de ces « ornements » ne peut être trouvée dans les « Old charges » de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles. Ils apparaissent brutalement en 1730 dans « Masonry dissected » (La Maçonnerie examinée en détail) [1] de Samuel Prichard, dans le catéchisme du Maître :

“Q : What are the Master-Jewels? 
A : The Porch, Dormer and Square Pavement
Q: Explain them.
A : The Porch the Entering into the Sanctum Sanctorum, the Dormer the Windows or Lights within, the Square Pavement the Ground Flooring”.

Quelques remarques  liminaires sur ce texte qui diffère de celui que nous connaissons, par quelques  détails. Les ornements de la loge sont ici désignés sous le nom de « jewels » (joyaux). On a étudié dans un précédent travail les variations de terminologie entre ornements, bijoux et joyaux au gré de l’étude des différents catéchismes qui se succèdent au cours du XVIIIe siècle [2]. Le mot « entrance » (entrée), habituel dans le rituel contemporain, est remplacé, ici, par la forme verbale archaïque « entering ». Enfin et surtout il existe un ajout, disparu de nos jours, dans le texte original :

Texte de “Masonry dissected” 1730 :
“ Q- What  are  Master - jewels?
R- The Porch Dormer and Square Pavement.
Q- Explain them.
R- The  Porch  the  entering  into The Sanctum Sanctorum, the Dormer the windows or lights  within the Square Pavement the ground flooring. 

Texte de l’Emulation ritual 1989 :
“The ornaments of a Master Mason’s Lodge are the Porch, Dormer and Square Pavement. The Porch was the entrance to the Sanctum Sanctorum, the Dormer the window that gave light to the same, and the Square Pavement for the High Priest to walk on”

On note que, dans « Masonry dissected »,  le mot « window » soit : « fenêtre », et rendu, on ne sait pourquoi, par le mot « ouverture » dans les rituels en français, est écrit ici au pluriel : « windows ». En outre, il est indiqué que ces fenêtres constituent « des lumières autour »  (lights within). Le rédacteur a voulu rappeler, sans doute,  les fenêtres  étroites, grillagées, qui se trouvent au sommet des murs extérieurs du Temple du Roi Salomon et décrites en I Rois 6,  Chroniques 3 et Ezéchiel 40. 

Nous verrons, par la suite, que les rédacteurs ultérieurs ont corrigé cette erreur (voir, également, le texte erroné de J. Browne, plus loin), ces fenêtres n’éclairant nullement le Saint des Saints qui ne prend le jour, en effet, que par une seule lucarne, percée dans la cloison qui le sépare du Saint.
Contrairement à d’autres items du rituel, dont on peut suivre le cheminement dans les différents catéchismes et divulgations du XVIIIe siècle, les ornements de la Loge de Maître n’ont qu’une occurrence faible dans ces derniers. On en retrouve cependant mention dans Jachin § Boaz de 1762.


Jachin § Boaz 1762


Par ailleurs ces ornements décrits dans quelques rares rituels reflétant la pratique des « Moderns » ne se retrouvent pas dans ceux décrivant les usages des « Antients », en particulier dans « The three distincts knocks » (Les trois coups espacés) de 1760, qui est le plus connu d’entre eux. 

Le rituel de Maître que nous connaissons a été adopté en juin 1816 par la « Loge de réconciliation » de la nouvellement créée United Grand Lodge of England à partir de plusieurs sources « Moderns » parmi lesquelles les « Prestonian lectures » et surtout l’ouvrage de John Browne : « Master-key, through the three degrees of freemason’s lodge, by way of polyglot”, publié en 1802 et dont s’inspirait alors largement le travail de la “Loge des Grands Stewards” de la Grand Lodge of England (celle de 1738). 

Texte de J. Browne-Master-key- 1802
"The ornaments of a Master’s Lodge are the Porch, three Dormers and Square Pavement. The Porch is the entrance of the Sanctum Sanctorum. The three Dormers are the East, South and West windows, which gave light to the same. And the Square Pavement for the High Priest to walk upon."

Il n'y avait pas eu de divulgations publiées pendant environ quarante ans avant le début du XIXe siècle, à l'exception des éditions ultérieures de Three Distinct Knocks (1760) pour les Antients et de Jachin and Boaz pour les  Moderns (1762), aussi, J.Browne aurait bien pu sentir qu'il y avait là un marché à occuper, se rappelant qu'à cette époque il n'y avait pas rituels imprimés publiés sous les auspices de la Première Grand Lodge. Au fil du temps, la version des « Lectures » développée par la Grand Steward’s Lodge à Londres est devenue la plus largement acceptée en Angleterre. Le système de questions et réponses démontré régulièrement par la Grande Loge des Stewards (Intendants) était d’ailleurs étroitement basé sur le catéchisme contenu dans la Master-key de John Browne, qui reprenait, lui-même, l'usage standard des « Lectures » pratiquées par l'ancienne Première Grande Loge d'Angleterre fondée en 1738.

La même année que Browne, William Finch publia son « Masonic treatise » assez voisin de celui de Browne, mais avec des ajouts curieux qui firent dire de lui par A.G. Mackay dans son « Encyclopedia of Free Masonry » » qu’il était un « charlatan ». Cette réputation lui resta attachée bien que, d’après le très sérieux historien de la Franc-Maçonnerie Colin Dyer, le texte de Finch soit, à y regarder de près, assez proche de ce que l’on connait, de nos jours, de l’Emulation Ritual. Quoiqu’il en soit, cette publication aux motifs vénaux, indisposa fort la Grande Loge d’Angleterre, qui  radia son auteur de son obédience pour cela.

Texte de W. Finch : Masonic Treatise – 1802
- What is (sic) the ornaments of a Master Mason’s L.?
- Porch, Dormer and S - - - - - p - - - - -- t.    [Square pavement]

On trouve, enfin, dans le « Manual of Free-Masonry » de Richard Carlisle de 1831 la mention suivante qui nous est bien connue :

Texte de R. Carlisle: Manual of Free Masonry- 1831
- The ornaments of a Master Mason's lodge are the porch, dormer, and square pavemant ; the porch is the entrance to the sanctorum ; the dormer, the window to gives light to the same ; and square pavement for the High Priest ton walk on.

L’histoire de R. Carlisle est assez singulière : il n’était pas Maçon et rédigea son ouvrage alors qu’il était emprisonné, une fois de plus, coutumier qu’il était des geôles, souvent incarcéré pour trouble à l’ordre public ou pour dettes. Comment un personnage aussi trouble a-t-il pu rédiger un tel ouvrage dans de telles circonstances ? De nombreux historiens pensent qu’il a servi de « prête-plume » à un membre de la loge de promulgation de l’UGLE qui voulait publier un ouvrage corrigeant celui de W. Finch, sans encourir les foudres de son obédience.


2 - Traduction

Le texte, en apparence simple, de la description des ornements de la Loge de Maîtres, soulève, cependant de nombreux problèmes. En ce qui concerne les observations générales, on consultera [3]. La traduction correcte de ce passage est donnée par P. Langlet dans [1]. Comparons celle-ci avec le texte habituellement  utilisé en France :

Texte de P. Langlet.[1]
"Les ornements d’une Loge de Maître Maçon sont le porche, la lucarne et le pavement en carreaux. Le porche était l’entrée du  Saint des Saints, la lucarne, la fenêtre qui lui donnait la lumière et le pavement en carreaux était destiné à être foulé par le Grand Prêtre."

Texte en français courant
Les ornements d’une Loge de Maître Maçon sont le portique, la lucarne et le pavé mosaïque. Le portique était l’entrée du  Saint des Saints, la lucarne, l’ouverture qui l’éclairait et le pavé mosaïque était destiné à être foulé par le Grand Prêtre..

Note de la Rudyuard Kipling Lodge : à "pavé mosaique", nous preferons de loin une traduction par "pavé d'équerre".

Dans le dictionnaire Littré, un portique se définit comme suit : « Décoration d'architecture, en colonnes et en balustrades, pour servir d'entrée couverte à quelque lieu, ou pour le simple ornement ». On verra plus loin que ceci n’est pas, du tout, le cas de la porte du Saint des Saints. Aussi, dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle d’Eugène Viollet-le-Duc, à l’article : Portique,  lit-on : « On disait porche, si le portique avait peu d’étendue et se présentait devant l’entrée d’un édifice ; Cloitre, s’il entourait une cour ; Piliers, s’il se développait devant des façades de maisons ou de palais sur la voie publique ou sur un préau ». Ceci doit convaincre qu’il faut respecter le texte Anglais et garder Porche et non Portique.

Le mot « Dormer » pose un problème un peu particulier. Sa traduction en français est incontestablement : lucarne. Cependant ,  selon l’Oxford dictionnary : “Dormer window : a vertical window that sticks out of a room that is built into a sloping roof”( Lucarne : une fenêtre verticale qui dépasse d'une pièce qui est construite sur un toit en pente).
Le mot « Dormer » est dérivé du moyen français dormeor, qui signifie « chambre à coucher », car les lucarnes fournissaient souvent de la lumière et de l'espace aux chambres mansardées.

a dormer

Une lucarne, appelée aussi « chien assis »provient de l’ancien vieux-francique lūkinna (« hublot, ouverture fermée par un clapet »), dérivé en -inna de luk (« clapet ») → voir lock en anglais, Luke (« clapet ») en allemand, luquet (« lucarne ») en ancien français. Le mot lucarne, en ancien français, s’est croisé avec les descendants du latin lucerna (« lampe ») : « lumière, ouverture pour faire passer la lumière ». La lecture des descriptions bibliques nous montrera, plus loin, qu’il ne peut s’agir, ici, d’une lucarne, mais qu’il s’agit, probablement, d’un : « jour d’imposte » :

Jour d'imposte

Cependant il n’y a pas lieu de corriger la traduction du texte anglais et on dira : « Lucarne ». On gardera, cependant le mot « window », fenêtre et non « ouverture » et la phrase : « …qui lui donnait la lumière.. » dont on verra, ci-après que le mot « lumière » doit être conservé.
Le problème de la traduction du « Square Pavement » a déjà été discuté en [2], on rappellera seulement que le pavement en mosaïque (et non le pavé mosaïque) est le : «  merveilleux dallage d’une loge de Franc- Maçon » (Tableau de Loge du premier grade), alors que le sol du Saint des Saints est constitué, lui, d’un « pavement en carreaux ».


3 - Les données Bibliques

Le Temple est décrit dans I Rois 6, 1-35 et II Chroniques 3, 1-14. La vision du temple futur dans Ézéchiel 40, 48-41,26 s'en inspire plus ou moins fidèlement. Le livre des Chroniques n'ajoute que peu  d’éléments nouveaux à ces descriptions. Rappelons que les dimensions intérieures du Temple sont : 60 coudées de long, 20 de large, 30 de haut. Le Saint des Saints (Debir) est un cube (parfait) de 20x20x20 coudées d’arête.  L'aspect cubique du Debir, moins haut que le Saint (Hêkal) a intrigué les exégètes bibliques. Trois solutions ont été proposées  [4]: 

- La hauteur plus faible du Debir était intégralement répercutée dans la toiture, en décrochement de 10 coudées par rapport à celle du Hêkal ; 
- Le sol du Debir était surélevé par rapport à celui du Hêkal ; 
- Le Debir formait une chambre intérieure laissant un espace vide au-dessus de son plafond.

La première solution paraît exclue par le texte : celui-ci déclare explicitement que le Debir est à l'intérieur de la Maison, et que celle-ci a une hauteur de 30 coudées (15,75 m), même au niveau du Debir. 

La deuxième envisage l'existence d'un podium surélevé. Ceci supposerait une surélévation considérable du plancher du Debir : 5,25 m, soit le tiers de la hauteur, et donc une volée de marches pour accéder au Saint des Saints, volée de marches dont il n'est nulle part question.

La seule solution qui paraisse satisfaisante est donc celle décrite par Th.  Busink [5] : une chambre intérieure en boiserie. Le texte va en ce sens : après avoir mentionné le revêtement de toute la Maison avec du bois de cèdre, l'auteur ajoute que Salomon « construisit les vingt coudées à partir du fond de la Maison avec des planches de cèdre, depuis le sol jusqu'aux poutres, et l'intérieur, il en fit le Debir » (Isaïe 6, 16).

Les descriptions bibliques, bien que souvent énigmatiques, semblent indiquer ainsi que, dans le grand volume de la « Maison », existait un second volume plus sacré, entièrement construit en bois précieux, auquel convient parfaitement la désignation, répétée deux fois, de « maison de l'intérieur » (I R 6, 27 ; 7, 50). Ainsi, les murs du Temple, dépassent le plafond du Debir de 10 coudées. C’est sur cette portion haute des murs que sont percées les « fenêtres étroites » qui éclairent l’Oulam (Vestibule) le Hêkal (Saint) et le plafond du Debir et non son intérieur, comme on peut le voir sur le schéma suivant :


Coupe longitudinale du Temple de Jérusalem


Du point de vue architectural, cette dernière solution concilie deux données attestées simultanément : d'une part la présentation de fenêtres hautes « pour la Maison », donc Debir compris (I R, 8, 12) et l’absence de ces mêmes fenêtres sur les parois du Debir. L'ensemble formé par le Debir et le Hêkal était donc éclairé par les fenêtres aménagées à la partie supérieure des murs, alors que le Debir avait pour seule ouverture sa porte de communication avec le Hêkal, habituellement fermée et/ou la fameuse « lucarne ». On passait ainsi, par une progression comparable à celle qu'on observe dans le temple de Karnak ou celui d’Edfou, « de la lumière de la cour à la pénombre de la salle d'offrandes puis à l'obscurité du sanctuaire « [6].

Cette progression répond à la conception rabbinique des dix degrés de sainteté dans le traité Kelim de la Michna : le premier degré est la terre d'Israël ; 2 à 4 Jérusalem; 5 à 7, les trois parvis du temple ; 8, l'espace entre l'autel et l'entrée ; 9 le Temple lui-même ; 10, le Saint des Saints (Kel. I, 6-9). [4]


Contrairement à ce qu'on voit souvent dans les reconstitutions, il n'est dit nulle part que le Hêkal et le Debir étaient séparés par des cloisons intérieures. L'auteur  biblique décrit globalement  le volume intérieur de la « Maison » (60 x 20 x 30 coudées). S'il y avait eu des cloisons, l'épaisseur de celles-ci aurait été ajoutée aux 60 coudées de longueur. Ezéchiel donne 2 coudées d’épaisseur seulement (1,05 m) pour le chambranle de la porte du Debir (Ez. 41, 3). Si la séparation entre Hêkal et Debir était une simple cloison de bois, ses dimensions (10,5 χ 10,5 m), sa minceur et son articulation avec une lourde porte monumentale (large de 6 coudées selon Ezéchiel,  soit 3,15 m) poseraient des problèmes techniques délicats sinon insurmontables. [4]

Deux portes sont mentionnées dans les textes bibliques, l’une conduisant du vestibule (Oulam) dans le lieu Saint, l’autre conduisant du lieu Saint dans le lieu très Saint. Les dimensions ne sont indiquées que dans Ézéchiel (Ézéchiel 41.2 et suivants). La première devait avoir 10 coudées de large, la seconde 6 coudées. Leur hauteur, pour la première était de 10 coudées, celle du Debir demeurant incertaine (10-12 coudées ?). Les poteaux et les traverses de cette porte ont deux coudées d’épaisseur et sont de section pentagonale 
(1 Rois 6 et Ezéchiel 40). Les battants et les poteaux de la porte du lieu très saint étaient en bois d’olivier, et le linteau supérieur était surmonté par deux poutres inclinées qui se rencontraient au sommet. C’est le sens le plus probable de 1 Rois 6.31, généralement mal traduit [7]. Ainsi peut-on imaginer une lucarne triangulaire entre le linteau et les fermes, formant un « jour d’imposte ».

De manière très étrange, c’est cette disposition que l’on retrouve dans la représentation de le tableau de loge du 3e grade dans le Master-key de John.Browne.

Si aucune cloison ne semble avoir séparé le Debir de l’Hêkal, un voile épais était cependant tendu devant le Saint des Saints, voile nommé Masak Paroketh  décrit en I Rois 6.21 ainsi : « Il couvrit d'or pur l'intérieur de la maison, et il fit passer le voile dans des chaînettes d'or devant le sanctuaire, qu'il couvrit d'or. »

Et également dans 2 Chroniques 3.14 :« Il fit le voile bleu, pourpre et cramoisi, et de byssus, et il y représenta des chérubins. »   

Ces explications sur la description du Debir ont pu paraître longues, mais elles ont semblé être utiles pour corriger quelques erreurs souvent commises, sinon malheureusement admises. Elles sont cependant nécessaires pour souligner la validité de la représentation de la planche à tracer du troisième degré du rituel Émulation qui est tout à fait conforme aux descriptions bibliques telles que nous les avons exposées ci-dessus.

Harris 1845 Modèle ELOI


4 - Etude symbolique de la planche à tracer du 3e grade

Dans les grades d'Apprenti et de Compagnon, la  lumière symbolise l'acquisition des vertus et des connaissances humaines ; Dans le grade de Maître, elle caractérise la révélation de la vérité divine dans la vie qui est à venir et après celle-ci. La grande leçon qui nous est donnée symboliquement par le tableau de loge du grade de Maître, par ce cercueil qui nous enserrera dans son étreinte glacée est, qu’au terrible moment de notre passage à la Grande Loge d’en haut,  de la mort elle-même jaillira l’immortalité, comme nous le rappelle l’exhortation au bord de la tombe de ce grade :

 « Continuez, à écouter la voix de la nature, qui témoigne hautement que, même dans ce corps périssable, réside  le principe de la vie et de l’immortalité ».

Là,  au seuil du trépas, devant le porche, nous voyons le pavement en carreaux unis, symbole de la vie, non pas celle emplie d’épreuves et de difficultés comme représentée dans les grades précédents par le pavement en mosaïque et par l’escalier tournant, mais celle éternelle, triomphant de la mort et nous conduisant directement, au travers du porche, vers le Saint des Saints. Contemplons la lucarne qui laisse passer, emblématiquement, la révélation de la lumière divine, ce qui souligne cette terrible vérité que le Franc-maçon, qui est toujours à la recherche de la vérité, est destiné à ne pas la connaître entièrement dans cette vie, tant qu’il n’a pas franchi le seuil (porche) de son ultime destination.
Ceci lui enseigne cette nécessaire leçon que la connaissance de Dieu et des relations  humaine avec le Seigneur, qui constitue la sagesse d’origine divine, ne pourra être acquise durant cette vie. Un tel accomplissement ne lui viendra que lorsqu’il aura passé la porte de la mort et qu’il se tiendra dans le lieu Saint des Saints, lieu de l’illumination, baignant dans la pleine lumière de la révélation divine.

Ainsi, dans les deux premiers grade la loge symbolise le monde, le lieu où tous les ouvriers travaillent à des occupations utiles et à l'acquisition des connaissances et des vertus humaines. Mais dans la Maîtrise, elle représente le Sanctum Sanctorum, ou Saint des Saints du Temple du Roi Salomon, qui était lui-même un symbole du Ciel, et la demeure immanente de la Déité. C'était là que rien de terrestre ou d'impur n'était autorisé à entrer; c'était là que la présence invisible de la divinité résidait entre les Chérubins, dans l’Arche. Dans la loge de Maître, nous sommes ainsi symboliquement amenés en face de la terrible présence de la Déité. La référence ici à la mort et à la vie future est évidente et est une preuve supplémentaire que ce degré caractérise la vieillesse et la mort. Mais il y a cependant un symbolisme plus profond dans la loge du Maître. L'allusion n'est pas seulement à la chambre sacrée du temple terrestre de Salomon, mais l’allusion se fait, aussi, à la chambre sacrée de ce temple spirituel que nous sommes tous, ou devrions être, à savoir un cœur pur et droit, et nous exhorte à en faire un lieu digne, pour que  Dieu y habite lui-même. La comparaison du corps humain avec un temple de la divinité est une métaphore très ancienne. Paul dit dans 1 Corinthiens 3 :16 : "Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l'esprit de Dieu habite en vous? Si quelqu'un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira, car le temple de Dieu est saint et tels êtes-vous. » 


5 - La lumière du Maître Maçon

“Let me now beg you to observe that Light of a MM is darkness visible, serving only to express that gloom which rests on the prospect of futurity. It is that mysterious veil which the eye of human reason cannot penetrate, unless assisted by that Light which is from above”

Texte de l' "Exhortation au bord de la tombe” 3e grade Emulation ritual 

Traduction en français courant:
Permettez-moi de vous faire observer que la lumière que possède un maitre maçon n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres et ne fait qu’ajouter à la pénombre qui cache les perspectives de la vie future. C’est ce voile mystérieux que la raison humaine ne peut traverser sans le secours de cette lumière qui  vient d’en haut

Traduction littérale de l'Emulation ritual
Permettez-moi, maintenant, de vous prier d'observer que la lumière d'un maitre maçon est une obscure clarté, servant seulement à exprimer cette obscurité qui s’étend sur la perspective du futur. C'est ce voile mystérieux que l'œil de la raison humaine ne peut percer, à moins qu'il ne soit aidé par cette Lumière qui vient d'en haut.

« ..que la lumière que possède un maître Maçon n’est qu’une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres.. ». « ..that the light of a Master Mason is darkness visible.. ». Ceci mérite un petit commentaire : « Darkness visible » est en effet une expression très difficile à traduire en Français, mais elle est consacrée dans l’usage des Maçonneries Anglo-saxonnes où elle fait l’objet de nombreuses exégèses. Textuellement sa traduction est : « une obscurité visible ». Linguistiquement parlant c’est un oxymore (syntagme qui associe deux mots contradictoires) comme « l’obscure clarté qui tombe des étoiles.. » de Corneille dans le Cid (1637), Acte IV scène 3, expression qui a le même sens. « Darkness visible » apparaît pour la première fois dans la littérature Anglaise dans le poème de John Milton, Le paradis perdu (Paradise lost ; 1667) : 

« No light but rather darkness visible,
Serv’d only to discover sight of woe.. »

« Pas de lumière, mais une obscurité visible,
Servant seulement à découvrir des visions de malheur.. » 

Milton décrit ici l’enfer...

« Darkness visible » est une obscurité dans laquelle on pressent l’existence d’une lumière. On devinera laquelle. Arrêtons-nous là. Il est fort dommage d’avoir éclipsé, c’est le cas de le dire, cette « Darkness visible », bien que l’expression « une lueur qui ne pénètre qu’à peine les ténèbres » soit correcte et fort poétique. Aussi, malgré les libertés prises par le traducteur, il convient de conserver son texte intact, texte qui m’a toujours paru un des plus beaux et des plus  profonds des rituels des trois grades.

Ceci dit, observons, à notre tour, que ce texte nous renvoie, en parfaite cohérence, une fois de plus, à la description qui est faite, un peu plus loin, de la loge de Maître. Cette faible lumière, dans le Debir vient, physiquement d’une lucarne en hauteur, et métaphoriquement de Dieu. Rappelons que dans la loge terrestre, au troisième grade, cette lumière physique est la chandelle qui est sur le « plateau » du Vénérable Maitre et symboliquement est  le Volume de la Loi Sacrée, la lumière divine qui nous vient de l’Est, et que le Vénérable Maitre doit montrer en prononçant cette phrase.

Cependant, cet ensemble symbolique, pour cohérent et pertinent qu’il soit, ne repose sur aucun fondement biblique réel, comme c’est souvent le cas dans nos rituels. Le Saint des Saints était, en effet, toujours hermétiquement clos par sa porte et par le voile qui était appendu devant. L’obscurité la plus complète régnait dans le Debir, ainsi que souligné dans I Rois 8: 10-12 : «  10-Au moment où les sacrificateurs sortirent du lieu saint, la nuée remplit la maison de l'Éternel. 11-Les sacrificateurs ne purent pas y rester pour faire le service, à cause de la nuée; car la gloire de l'Éternel remplissait la maison de l'Éternel.12Alors Salomon dit: YHWH veut habiter dans l'obscurité. Ceci est répété dans 2 Chr. 6:1 ; Et rappelé dans Ezéchiel 44 : « Il me ramena vers la porte extérieure du sanctuaire, du côté de l'orient. Mais elle était fermée. Et l'Éternel me dit: Cette porte sera fermée, elle ne s'ouvrira point, et personne n'y passera; car l'Éternel, le Dieu d'Israël est entré par là. Elle restera fermée. »

Cette représentation part de l’idée développée dans la Cabbale, que la transcendance divine, le "En Sof", ce principe infini et  inconnu, à l’origine de toutes choses ne laisse aucune place à la création, puisqu’il occupe, au commencement, la totalité de l’espace encore incréé. Par conséquent, la création n’est possible que par « le retrait de Dieu en lui-même », c’est-à-dire par le « tsimtsoum » par lequel "En Sof" se contracte ou se concentre en lui-même pour permettre à quelque chose qui n’est pas le "En Sof" d’exister dans l’espace ainsi libéré. Ainsi, selon le Talmud, Dieu se contractait en lui-même pour se loger en un lieu unique, le Saint des Saints du Temple de Jérusalem. De là s’expliquent les mentions vétérotestamentaires d’un Saint des Saints clos et obscur où réside YHWE. Cette présence de Dieu au milieu de son peuple se nomme la Shekinah : Exode : chapitre 25, verset 8 : « Et ils me construiront un sanctuaire, pour que je réside au milieu d'eux ».

Il y a donc une contradiction, au moins en apparence, entre les données des écritures judaïques et la représentation du Saint des Saints dans la tradition maçonnique.  Dans notre rituel, la lumière solaire, symbole de l’enseignement divin passe par la lucarne pour éclairer le Debir dont on a vu, précédemment qu’il symbolisait le temple intérieur de l’homme : 

Paul, 1 Corinthiens 6:19 : Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point à vous-mêmes? 
Ce temple est, en effet, éclairé par la lumière divine : Psaumes 40:8    
« Je veux faire ta volonté, mon Dieu! Et ta loi est au fond de mon cœur une lumière intérieure ».


6 - Un automne à Jérusalem

Une fois par an, seulement, le voile était écarté et les portes ouvertes pour permettre au Grand Prêtre (Cohen Ha Gadol) de pénétrer, seul, dans le Debir. Ceci avait lieu durant la fête du Yom Kippour , le 10ème jour du mois de Tishri, premier mois de l’année judaïque. Ce mois de Tishri se situe en septembre ou octobre de notre calendrier. C’est un mois particulièrement festif :

- Le 1er de Tishri a lieu la fête de Roch Hachana (nouvel an).
- Le 10 de Tishri a lieu la célébration du Yom Kippour (Grand pardon). 
- La fête de Souccot, se déroule du 15 au 22e jour de ce mois. Elle se conclut par les célébrations de Hoshanna Rabba, Shemini Atzeret et Sim'hat Torah.

Le Grand Prêtre ouvrait la porte du Saint des Saints le jour du Kippour. Ce jour là a, dans notre calendrier, une situation variable entre fin septembre et début octobre. Cependant lors de l’équinoxe invariant d’automne les 21-22 ou 23 septembre (Teqoufa de Tishri en hébreu) le soleil se lève à l’est, exactement dans l’axe du Temple, comme on peut le voir dans le calendrier solaire de Jérusalem, ci-dessous :


Calendrier solaire à Jérusalem (31° 46' 5.948" N ; 35° 12' 49.356"E) mois de septembre.

Aussi, à cette date, le soleil éclairerait le fond du Debir si les portes étaient ouvertes et les voiles levés. Gageons que la concordance du jour du Kippour avec la Teshouva de Tishri devait revêtir une solennité particulière. Plus près de nous cette occurrence s’est produite le 23 septembre 2015.

7 - Conclusion

Comment est-on passé de la tradition hébraïque de la visite du Grand-Prêtre dans un Debir obscur à celle du voyage ritualisé du Maître Maçon dans le Saint des Saints, éclairé par la lumière divine, au cours d’une mort symbolique ?

Dans la tradition juive, l’entrée du Grand Prêtre dans le Debir était aussi une confrontation avec la mort : « Et le Grand Prêtre faisait un jour de fête quand il sortait du Saint des saints le jour de Yom Kippour, vivant et en en paix ».

Ce texte tiré du rituel de Yom Kippour prend son origine dans le Talmud qui nous décrit avec force de détails la joie qui s’exprimait quand le Grand Prêtre ressortait, en vie, du Saint des Saints le jour de Yom Kippour. En effet, ce moment passé seul à faire brûler de l’encens dans ce lieu le plus sacré du Temple pouvait, aussi, provoquer la mort du Grand prêtre. A priori cela nous semble surprenant, mais le Talmud nous apprend que le Grand Prêtre se préparait longuement à cette cérémonie, afin de se présenter devant Dieu dans un état de parfaite pureté, comme dit dans notre rituel :

« ..Il ne fut pas inhumé dans le Saint des saints car rien de grossier ni d’impur ne devait y pénétrer, pas même le Grand Prêtre, sauf une fois par an, et cela seulement après maintes ablutions et purifications, en vue du grand jour de l’expiation des péchés».

En effet, si l’esprit et les pensées du Grand Prêtre n’étaient point totalement conformes à ce qu’elles devaient être à ce moment-là, le rituel, du Kippour  qui était censé être un symbole de vie, pouvait amener sa mort. A la lumière de cet enseignement, on peut essayer de comprendre les intentions des rédacteurs de notre rituel : le passage du maitre maçon dans le Debir est, comme celui du Grand-Prêtre, une confrontation avec la face de Dieu et le moment où ce dernier procède à leur psychostasie (pesée de l’âme).

Mais la similitude des deux rituels, s’arrête là et l’introduction d’une lucarne dans le rituel maçonnique reste pour le moins conjecturale, sauf à considérer que la lucarne permet au MM., à l’heure de sa dernière initiation, de recevoir l’aide de la lumière divine, magnifiée par le rituel, ainsi que dit :

« C’est lui qui dévoile ce qui est profondément enfoui et caché, qui connaît ce qui est dans les ténèbres, et la lumière réside auprès de lui. » Daniel 2:22

 

Avec l'aimable autorisation du W.B. Patrick C. BUFFE, Meridian 4106-UGLE, London, UK.


Références :

[1] LANGLET Philippe : Les textes fondateurs de la Franc-maçonnerie. Dervy édit. Paris 2006.  p. 548-549
[2] BUFFE Patrick. The mosaïc pavement Ou : le pavement en mosaïque.2021.
[3] Langlet  Philippe. Les deux colonnes de la Franc-maçonnerie : la pierre et le sable. Thèse pour l’obtention du grade de docteur ès Lettres Université de Limoges. 2008.
[4] ORRIEUX Claude. Le temple de Salomon. In: Temples et sanctuaires. Séminaire de recherche 1981-1983. Sous la direction de G. Roux. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1984. pp. 51-59.
[5] BUZINK Theodor A. : Der Tempel von Jerusalem. Von Salomo bis Herodes – eine archäologisch-historische Studie unter Berücksichtigung des westsemitischen Tempelbaus. Bd. 1, Leiden 1970; Bd. 2, Leiden 1980.
[6] BARGUET Paul : Le temple d'Amon-Rê à Karnak : essai d'exégèse, IFAO (Institut français d'archéologie orientale), octobre 2007.
[7] Dictionnaire encyclopédique de la Bible, publié sous la direction de M. Alexandre Westphal, 1932. Éditions « Je Sers », Paris.