Rudyard Kipling
24 Avril 1993

Biographie de William Preston

Les débuts de sa carrière maçonnique (1742-1770)

Haut en couleurs, déroutant, d'un caractère parfois difficile, turbulent, provoquant des relations conflictuelles, William Preston est pourtant une personnalité incontournable de la Maçonnerie. Il y est entré très jeune et a connu toutes sortes de Loges, d'Obédiences, jusqu'à en créer lui-même. La période, certes, s'y prête. C'est une époque particulièrement mouvementée qui commence en 1751 lorsque la G.L. des Anciens concurrence la G.L. de Londres dite des Modernes. Il y aura jusqu'à six G.L. et, on le devine, une infinité de pratiques maçonniques plus diversifiées les unes que les autres.

C'est sans doute cela qui conduira William Preston à tenter de rétablir une cohérence et finalement à réussir la synthèse et l'unité de la Maçonnerie dans son rituel comme dans sa pratique. Cela fera de lui un modèle, un exemple et, sans doute, l'homme le plus important de l'histoire de la Maçonnerie. Il a contribué largement à forger la Maçonnerie telle que nous la connaissons aujourd'hui.

William Preston est né le 28 juillet 1742 (n. st.) à Edimbourg (Ecosse).

Son père, également prénommé William, est "avoué-avocat" (Writer to the Signet).

Doué d'une excellente mémoire, le jeune William apprend le latin et le grec. Nous ne connaissons pas exactement les écoles qu'il a pu fréquenter.

A partir de 1751, il devient le secrétaire de Thomas Ruddiman (1674-1758) qui était un grammairien, un érudit en même temps que conservateur de la bibliothèque des avoués. Il était également imprimeur et fonda la première société littéraire d'Ecosse. William Preston deviendra lui-même imprimeur, libraire et éditeur.

En 1760, il part pour Londres comme le faisaient beaucoup d'écossais en ce temps-là. (L'acte d'union entre l'Angleterre et l'Ecosse date de 1725 et l'intelligentsia écossaise est à Londres). Il est rapidement employé chez l'imprimeur du roi, William Strahan.

A une date non déterminée (entre le 2 mars et le 23 avril 1763), il est "fait maçon" dans la Loge n°111 dépendante de la G.L. des Anciens. Cette Loge était constituée de Frères originaires d'Edimbourg. Il y est reçu avant l'âge réglementaire de 21 ans comme le prescrit le rituel. Faut-il en conclure qu'il obtînt une dispense ? Ou bien les Obédiences ayant beaucoup moins de pouvoirs sur les Loges au XVIIIème siècle qu'aujourd'hui les laissaient-elles plus libres de leurs actions ?

Peu de temps après, quittant la G.L. des Anciens, Preston et quelques autres Frères adhèrent à une Loge affiliée à la G.L. d'Angleterre dite des Modernes. Le 15 novembre 1764, cette Loge devient "La Caledonian Lodge n°325". Elle existe toujours, au sein de la G.L.U.D.A. sous le n° 134.

C'est ici l'occasion de remarquer que le passage d'une obédience à une autre se faisait beaucoup plus facilement qu'aujourd'hui. Toutefois, la rivalité de ces deux G.L. était telle qu'une double appartenance n'était guère possible. Les divisions résidaient moins dans les aspects administratifs que sur des points de rituels qui étaient l'objet de véritables désaccords.

Commence alors ce que l'on peut appeler "l'irrésistible ascension" de William Preston.

Il est déjà passionné d'instruction maçonnique et n'épargne, à cette fin, ni sa peine ni son argent. Aidé par sa mémoire et sa formation, il devient un Maître complet et érudit.

Il est "Stewart" en 1765, c'est à dire responsable de l'organisation des fêtes maçonniques à l'échelon obédientiel. Cette responsabilité s'étend jusqu'au plan financier puisque c'est lui qui doit combler, de ces deniers, le déficit de ces fêtes s'il y a lieu. Ceci est encore de règle.

En 1768, il est vénérable de la "Philanthropic Lodge" et "Assistant" au Grand Secrétaire (Thomas French en 1767 puis James Heseltine en 1769), rémunéré par la G.L.

En 1770, il est vénérable de la "Ionic Lodge".

Cependant, son caractère emporté et excessif s'exprime volontiers. La première manifestation a lieu au siège du "Comité de charité" où il s'oppose à un Frère, Ephraïm Muller   vénérable de la "Caledonian Lodge". Cette Loge n'ayant pas souscrit au fond de charité, le Député G.M. demande à Muller de quitter la salle. Celui-ci, refusant, Preston aide à le mettre dehors sans ménagement. Muller porte l'affaire devant les tribunaux. C'est une pratique courante à l'époque que de régler devant les tribunaux civils les conflits initiés en Loge. On ne sait pas ce qu'il advint de cette plainte.

Le premier gala (1772)

1772. La Maçonnerie anglaise vit une période difficile. Depuis 1751 elle est divisée entre les Modernes et les Anciens. Les conflits sont nombreux et les loges souvent livrées à elles-mêmes. Les divulgations qui paraissent, notamment The three distincts Knocks (1760) et Jachim and Boaz (1762), ajoutent à la confusion. On s'en sert parfois comme rituels ! (rappelons qu'il était interdit d'écrire et d'imprimer les rituels à cette époque).

Tout cela frappe beaucoup William Preston qui, malgré sa nature bouillonnante, n'aime pas le désordre. Dans la préface de Illustrations of Masonry , il écrit à propos des rituels pratiqués en Loge et en particulier des catéchismes, l'état grossier dans lequel je les ai trouvés, les difficultés que j'ai rencontrées pour les rechercher, les diverses manières de travailler qui règnent dans les différentes assemblées m'ont plutôt découragé au début .

Pour remédier à cet état de fait, Preston se fixe une mission: réformer la Maçonnerie !

Dès 1772, il publie Illustrations of Masonry qui connaîtra de nombreuses éditions revues et corrigées et qui va contribuer à fixer un certain nombre d'usages.

Cette même année, il commence à organiser des répétitions de cérémonies dans des réunions que l'on appelle le gala .

Le premier gala a lieu dans la taverne Crown and Anchor qui se trouve sur le Strand, ce grand boulevard qui relie la City à Westminster et qui est un endroit extrêmement élégant. La taverne dispose d'un vaste local dans lequel, outre des Loges maçonniques, se réunissent des institutions prestigieuses comme l' Académie de musique , créée en 1710 qui accueille les musiciens les plus célèbres du temps.

Plus qu'un festival ou une loge d'instruction, le gala est avant tout une loge de démonstration.

Sur le plan ci-joint, nous voyons qu'il faut différencier la salle, de la loge proprement dite. Le grand maître (E) ainsi que le député grand-maître (F) assistent au gala mais la loge (M) est au centre de la salle. Cela donne un aspect un peu théâtral, aspect d'ailleurs renforcé par le fait qu'il existait une galerie au dessus de la salle où se tenaient des musiciens.

Voici le programme de ce premier gala :

- Ouverture au 1er grade.

- Lecture d'un premier travail sur la manière d'organiser le travail en loge.

- Lecture d'un deuxième travail sur le gouvernement de la loge.

- Discours de William Preston sur ce qu'est la franc-maçonnerie, comment elle est organisée et comment elle devrait l'être.

- Premier toast, porté au Grand-Maître (remarquons le repository of wine (W) où l'on voit que l'on a prévu la réserve de vin. Et en effet, ce toast ne sera pas le dernier !)

- Sonneries de cors par les musiciens qui sont dans la galerie.

- On chante une ode Eveillez les luths et faites sonner les cordes . Cette ode maçonnique est parue dans le Pocket companion (édition de 1754). Les paroles sont du frère Johnson.

- Deuxième toast, porté au Député Grand-Maître et aux Grands Surveillants.

- Lecture de la première partie des instructions au premier grade.

- Chant: Hail Masonry thou Craft Divine Salut Maçonnerie, toi, Métier divin qui est le chant des Compagnons publié avec les constitutions de 1723. Les paroles sont de Charles Delafaye et il existe trois versions musicales.

- Deuxième partie des instructions.

- Les musiciens jouent un Air solennel .

- Troisième toast, porté au coeur qui cache et à la langue qui, jamais, ne révèle les secrets de la Franc-Maçonnerie .

- Troisième partie des instructions.

- On chante un anthem , c'est une sorte de motet ou de cantate, Grant us, Kind Heav'n, what we request Donne nous, ô ciel favorable, ce que nous demandons .

- Quatrième toast, porté à tous les Maçons qui honorent l'ordre en se conformant à ses règles .

- Quatrième partie des instructions.

- Les musiciens interprètent, de la galerie, un trio de clarinettes et de bassons.

- Cinquième toast: Puissions-nous tous parvenir au sommet de la Maçonnerie et puissent les justes n'être jamais privés de leur récompense .

- Cinquième partie des instructions.

- Chant: Arise, and blow thy trumpet, fame! Lève-toi et sonne ta trompette, ô renommée!

- Sixième toast, porté   à la mémoire de la sainte loge de Saint-Jean .

- Sixième partie des instructions.

- Les musiciens jouent un air vif .

- William Preston délivre une Charge (une exhortation).

- Septième toast, porté pour que les vertus cardinales avec les grands principes de la Maçonnerie nous distinguent toujours, heureux puissions-nous nous réunir, heureux nous séparer et heureux nous réunir à nouveau .

- On chante le chant de l'apprenti entré (publié avec les constitutions de 1723) de Matthew Birkhead. L'air est un timbre d'origine galloise ou irlandaise.

- William Preston adresse ses remerciements.

- Le Grand-Maître prononce une allocution.

- On ferme la loge au premier grade.

Avec ces galas , William Preston donne à la Maçonnerie anglaise la morphologie caractéristique qu'elle prendra définitivement au XIXème siècle. C'est à partir de ce moment, que se développe, en Angleterre, une culture maçonnique tout à fait spécifique qui reste très étrange pour les Maçons du continent. Car, à cette même époque, la franc-maçonnerie française prend elle aussi un visage très différent (le Grand Orient de France apparaît officiellement en 1773). La divergence (dans la pratique, dans l'esprit et dans le vocabulaire) entre les deux maçonneries, qui apparaît sans doute dès 1751, ne fera désormais que s'accentuer.

Parallèlement à la publication de Illustrations of Masonry et à l'organisation des premiers galas (1772), William Preston propose des Leçons de Maçonnerie puis, perfectionnant son système d'instruction en une sorte d'université maçonnique, des cours, dans la taverne " La Mitre " à Fleet street. Les leçons comme les cours étaient payants, ceux-ci, beaucoup plus chers, coûtaient une guinée par grades ( à titre indicatif, la cotisation d'une Loge parisienne était 12 à 15 fois supérieure -repas compris-).

Cette pratique était courante en Angleterre et existe encore aujourd'hui où il est considéré comme normal de rémunérer un conférencier extérieur à la Loge, même s'il est de bon ton, ensuite, de verser cette somme aux oeuvres de charité.

Rappelons que, pour des raisons à la fois sociologiques et intellectuelles, tout ce système d'instruction mis en place par Preston, publications, galas, leçons, cours, marque un véritable tournant dans l'évolution de la Maçonnerie anglaise. Dès cette époque, elle se présente comme un système de connaissances délivrées et reçues sous la forme d'un enseignement structuré. On peut dire que, dans le dernier quart du XVIIIè siècle, elle prend sa morphologie intellectuelle qui explique encore son état présent.

Par ce tournant, elle se distingue nettement de la Maçonnerie française de l'époque où les instructions ne sont pas rédigées avec un tel ordre et une telle méthode. La Maçonnerie y est plus ressentie qu'analysée et enseignée.

On constate ainsi qu'après une période où les deux Maçonneries étaient très proches, jusqu'en 1750, leur évolution, vingt après, emprunte des chemins radicalement différents.

L'affaire de la Loge Antiquity n°1 (1778)

Dans cette même taverne, se réunissait aussi la prestigieuse Loge " Antiquity n°1 " dite de " temps immémorial " puisqu'antérieure à la création de la Grande Loge de Londres en 1717 . Malgré sa notoriété, cette Loge traversait une passe difficile quant au recrutement.

Pour remédier à cette situation délicate, un membre de la Loge, John Noorthouck, imprimeur de son état, invite Preston, son confrère, à le rejoindre. Et c'est ainsi que ce dernier devient membre de la Loge " Antiquity n°1 " en juin 1774; il n'a pas encore trente-deux ans.

Il en devient presqu'immédiatement le Vénérable et grâce à son intense activité, la Loge regagne bientôt une nouvelle vitalité. Il y a de nouvelles adhésions, les cotisations sont réglées et le Trésor de la Loge est rétabli. Preston restera Vénérable Maître trois ans et demi puis, le 3 décembre 1777, John Wilson, un ami, lui succède. Remarquons que si la durée du vénéralat était habituellement de six mois, il y eut, jusqu'à l'Union de 1813 de grandes variations.

C'est alors que se produit un incident tout à fait mineur qui va avoir des conséquences totalement disproportionnées.

A la Saint-Jean d'hiver 1777, le chapelain de la Loge, le révérend Eccles, doit prêcher, et plus particulièrement pour ses Frères, à Dunstan's church , Fleet street, à cinquante mètres environ de la taverne " La Mitre ". Ceux-ci se donnent rendez-vous à la taverne avant d'aller à l'église en groupe. Preston est Passé Maître de la Loge et Noorthouck, qui commence à le trouver quelque peu "agité", s'est fait excuser. Arrivés à la sacristie, les Frères, comme c'était la coutume, mettent leurs décors.

Mais à la sortie, sur le conseil de Preston, et comme ils se retrouvent immédiatement pour une Tenue, ils décident de garder leurs décors pour parcourir, dans la rue, les quelques mètres qui séparent l'église de la taverne. C'est ceci qui va provoquer une véritable tempête.

Tout commence le 7 janvier 1778 lorsque Noorthouck écrit à la Loge pour protester et rappeler que la Grande Loge interdit désormais les processions maçonniques. Cela n'avait pas été toujours le cas et notamment dans les premières années de la Grande Loge de Londres où les processions maçonniques étaient très fréquentes. Mais il y avait eu un certain nombre d'excès et, comme des parodies de processions maçonniques fleurissaient un peu partout, la Grande Loge avait proscrit ses propres cortèges afin de moins attirer les moqueurs.

Preston, dont le caractère entier nous est connu, riposte immédiatement et au lieu d'essayer d'arranger les choses en relativisant ce qui n'est, en somme, qu'un petit incident mineur, il contre-attaque en se plaçant sur le terrain des principes. En effet, argumente-t-il, la Loge Antiquity n°1 qui est de temps immémorial , donc antérieure à la Grande Loge elle-même, n'a pas à se soumettre aux décisions de cette Grande Loge. On peut se demander si cette réaction de Preston, au delà de sa personnalité propre, ne cache pas en fait quelque chose de plus profond.

Noorthouck, qui était déjà remonté contre Preston, répond en proposant à la Loge une motion de désapprobation vis-à-vis de son Passé Maître mais elle est repoussée d'une voix. Il ne se tient pas battu pour autant. Avec trois autres Frères de la Loge, il porte l'affaire devant la Grande Loge dénonçant avec virulence " un outrage flagrant aux institutions de la Maçonnerie ".

De son côté, Preston, soutenu par la majorité de la Loge, écrit au Grand Secrétaire stigmatisant le caractère " arrogant " de la démarche de Noorthouck (en anglais le terme " arrogant " a une signification encore plus désagréable qu'en français) et maintient son argumentation. Ici encore, on ne voit aucune intention de calmer le jeu mais au contraire tout se passe comme si Preston avait la volonté d'envenimer les choses.

Le 4 février 1778, le Comité de la Grande Loge se réunit. William Preston s'explique, on l'interpelle avec vigueur mais on cherche aussi à classer cette affaire en l'amenant à reconnaître qu'il y a eu une légère faute.

Or, pendant ce temps-là, la vie de la Loge Antiquity n°1 est très perturbée par ces événements qui la divisent cruellement. Et la situation va encore s'aggraver puisque Noorthouck dépose plainte contre Preston en le traitant de " réfractaire, fomentateur de troubles et opposant invétéré aux décisions de la Grande Loge ".

Le 8 avril 1778, Preston est exclu du Comité du Hall. Ce comité gérait depuis 1776 le Free Mason's Hall , premier local maçonnique ad hoc à Londres.

Le 2 juin, il publie un mémoire de défense qui entraînera, le 30 octobre, une protestation du Grand Secrétaire. L'affaire arrive à un point de non-retour.

Le 18 novembre 1778, la Loge Antiquity n°1 se sépare de la Grande Loge de Londres. Preston, bien qu'il soit, ne l'oublions pas, un personnage déjà considérable dans la Maçonnerie, et neuf autres Frères sont exclus de la Grande Loge des Modernes.

On se doute que notre héros ne va pas en rester là et bientôt il se lance dans une nouvelle aventure.

Mais quelles sont les véritables raisons de cette affaire? Preston voulait-il la rupture ? Il est difficile de le savoir. On peut simplement remarquer pour le moment que:

- cela illustre parfaitement le caractère bouillant, agité et entreprenant du personnage.

- il y avait peut-être un antagonisme professionnel avec Noorthouck qui était imprimeur comme lui.

  • enfin, il y avait peut-être aussi le désir de s'opposer aux décisions unilatérales de la Grande Loge de Londres et d'assurer l'autonomie de la Loge Antiquity n°1 .

Conférence de Gerard GEFEN, 1993