Rudyard Kipling
01 Janvier 2001

La Franc-Maçonnerie vecteur du Classicisme

On ne tentera pas ici de définir les termes de classicisme ou de « style classique », qui apparaissent pour la première fois chez Stendhal en 1817 et qu'on emploie en général de manière négative, comme « en creux », par opposition à l'esthétique baroque ou romantique. On observera cependant que c'est dans le domaine   de l'architecture que la notion de classicisme apparaît   comme la plus identifiable et la plus   caractéristique ; le De architectura de Vitruve (25 après J.-C.),

qui influença profondément   la Renaissance et dont la première édition imprimée fut publiée en 1486, formule de manière précise et complète les canons de cette esthétique. Or, cette architecture classique, que Palladio (1508-1580), avait incarnée en Italie, s'imposa de manière tardive, mais rigoureuse en Angleterre grâce à deux illustres disciples : Inigo Jones (1573-1652), surnommé « le Vitruve anglais »

et sir Christopher Wren (1632-1723)

à qui le grand incendie de Londres, en 1666, ouvrit un immense champ de manoeuvre. On notera , sans surprise, que l'appartenance maçonnique de Sir Christopher Wren est désormais avérée (Cf. B. Williamson et Michael Baigent, « Sir Christopher Wren and Freemasonry, New Evidence » in Ars Quatuor Coronatorum , p. 188-190, vol 109, 1996.). Celle d'Inigo Jones, fréquemment avancée, semble pour le moins probable.

Architecture, musique et franc-maçonnerie allaient se retrouver dans une curieuse association, la Philomusicae et architecturae societas Apollini, créée à Londres en 1724 par le violoniste et compositeur Saverio Geminiani. Le préambule posait sans ambiguïté la parenté de l'architecture et de la musique, toutes deux filles de la Géométrie :

La géométrie mère de tous les Arts & Sciences a été et demeure très justement réputée comme une chose entre toutes Excellente et un grand Honneur pour les Nations qui l'ont particulièrement Encouragée et Cultivée, ajoutant ainsi non seulement à leur Réputation et à leur Gloire, mais aussi à la Connaissance et à l'Usage des nombreux et Extraordinaires Avantages auxquels son Etude a permis d'Accéder.

La Musique et l'Architecture, heureux produits de la Géométrie, ont de affinités qu'on peut à juste titre les considérer comme deux Soeurs jumelles et Inséparables.

Constituant   une Harmonie parfaite grâce à de justes règles, une Due Proportion & une Exacte Symétrie sans lesquelles on ne peut parvenir à aucun Degré de perfection.

Une Structure construite selon les Belles Règles de l'Architecture, dont toutes les parties sont disposées dans une Harmonie parfaite et plaisante, Surprend l'oeil   à Chaque Regard, transporte notre Fantaisie vers de Sublimes Pensées et imprime dans notre Imagination de Grandes Idées.

De même la Musique par son effet divin charme tous nos Sens, Transporte nos Pensées, Captive l'Âme & Ensevelit toutes nos Afflictions dans son Harmonie.

Si l'Harmonie peut   s'assurer sur nos passions un Ascendant tel qu'elle puisse charmer nos Sens, qu'elle préside aussi à nos Actions et les gouverne grâce à ces Vertus Sociales que sont l'Amitié et la Loyauté.

Les Arts Libéraux et les Sciences ne manqueront jamais de fleurir et de se Perfectionner que dans une Nation où la Liberté et la Propriété sont le mieux Assurées et Maintenues ; et, puisque nous jouissons du Bonheur particulier de vivre sous le Règne Propice d'un Roi Très Gracieux Qui Aime et Encourage ces Arts et ces Sciences de manière si Eminente et si Remarquable, nous nous sommes Proposés de créer et d'Etablir une Société Mutuelle de Vrais Amis de la Musique et de l'Architecture (Sciences qui furent toujours Distinguées et tenues dans la plus Grande Vénération par des Personnages de Rang et de Dignité très élevés), grâce à une   Fondation de nature Permanente, dont le dessein peut-être considéré comme celui d'une Institution Noble et Heureuse, Véritablement Louable en Soi et qui doit lui valoir une juste et Universelle Approbation.

Pour ces motifs, une Société Dénommée PHILO-MUSICAE et ARCHITECTURAE SOCIETAS APOLLINI

Georgio Imperante, A.D.MDCCXXIV

Les statuts stipulaient (article 17) : "Nul visiteur ne peut-être admis s'il n'est franc-maçon ».

En dépit de cette dernière disposition, la Philomusicae et architecturae societas Apollini n'était pas une loge maçonnique ; pour cela, il aurait fallu qu'elle demandât une « patente » à la Grande Loge de Londres et, du reste, les huit premiers membres de l'association appartenaient déjà à une   loge qui se réunissait dans la taverne à l'enseigne de Queen's Head, dans Hollis Street. Nous ignorons la place que tenait l'architecture - classique - dans les travaux de cette société, mais nous savons qu'elle se donnait de nombreux concerts. Nous savons aussi que, de manière assez inévitable, la Philomusicae et architecturae societas Apollini finit par se prendre pour une véritable Loge maçonnique. Elle fit des initiations et fut sans doute la première à pratiquer, le 12 mai 1725, le nouveau grade de Maître. Comme ce privilège n'était consenti qu'aux Loges munies de la «  patente » de la Grande Loge, une controverse ne tarda pas à m'opposer à celle-ci et la Philomusicae et architecturae societas Apollini disparut au printemps 1727.

On ne quittera l'Angleterre sans rappeler deux des nombreux faits qui établissent un lien entre le classicisme musical et la franc-maçonnerie. Ainsi, le premier « local maçonnique », le Freemason's Hall Great Queen's Street, fut-il inauguré par un concert où l'on créa le Carmen Saeculare du frère Philidor, oeuvre éminemment classique, composée sur un texte - classique s'il en fut jamais § - d'Horace, et qui énonçait dès le Prologue cette admonition familière aux francs-maçons :

                   Odi profanum vulgus et arceo

                   Favete linguis...

                   Je hais la foule des profanes et la tiens écartée,

                   Gardez vos langues recueillies...

Enfin, c'est le compositeur, violoniste et franc-maçon Johann Peter Salomon, habitué des concerts du Freemason's Hall, qui attira en Angleterre son « frère » Joseph Haydn, pape du classicisme musical, en 1791 puis en 1794.

Les premières Loges parisiennes - au recrutement plutôt aristocratique - comptèrent tout de suite parmi leurs membres les musiciens les plus célèbres. Il subsiste très peu de registres de Loges de cette époque et nous ne possédons pas de preuves documentaires de l'appartenance de Jean-Philippe Rameau, de Blavet et de Corrette à   la maçonnerie, mais elle plus que probable. Du reste, la Loge Coustos-Villeroy, la seule de l'époque dont nous possédons le livre (grâce à la saisie de police), ne comptait pas moins de cinq musiciens de premier plan : Louis-Nicolas Clérambault, titulaire des orgues de Saint-Suplice et de la Maison royale de Saint-Cyr, le grand   flûtiste et compositeur Jacques Christophe Naudot et son fils, Jean-Pierre Guignon, premier violon de la Chapelle et de la Chambre du Roi l'illustre Pierre Jélyotte,

chanteur, instrumentiste et compositeur. Dès 1737, paraissait le premier recueil français de partitions maçonniques : Chansons notées de la très vénérable Confrérie des Maçons libres, précedées de quelques pièces de poésie convenables au sujet et d'une Marche, le tout recueilli et mis en ordre par Fre Naudot.

Le cardinal de Fleury, qui voyait dans la franc-maçonnerie des assemblées de comploteurs, avait mené la vie dure à la société. Mais après sa mort, en 1743, les Loges se multiplièrent. Parmi les affiliés, on comptait de nombreux musiciens, dont, notamment :

François-Joseph Gossec (1734-1829), membre de la Loge La Réunion des arts ;

Luigi Cherubini (1760-1840)

et Girolamo Crescentini (1762-1846) membres de la Loge Saint-Jean de Palestine ;

Antonio Sacchini (1730-1786) et Giovanni-Battista Viotti (1755-1824), membres de la Loge Saint-Jean d'Ecosse du Contrat social ;

Nicolas Dalayrac (1735-1809), Nicolo Piccini (1728-1800) et Pierre-Joseph Candeille (1844-1827), membres de la Loge Les Neuf Soeurs ;

Claude François Clicquot (1762-1801) membre de la Loge La Douce union ;

Jean-Marie Beauvarlet-Charpentier (1766-1834), membre de la Loge le Point Parfait ;

Nicolas Dalyarac (déjà cité), Giuseppe Mari Cambini (1746-1825), le baron de Bagge, Joseph Boulogne, chevalier de Saint-George (1739-1799), Guillaume Navoigille (1745-1811), François Devienne (1759-1803), Garat (1762-1823), Nicolas Méhul (1763-1817), François André Danican Philidor (1726-1795),   etc. ; membres de la Loge L'Olympique de la parfaite estime.

On y ajoutera, dans diverses Loges de France ou de l'étranger, Pierre Berton et son fils Henri, Ignace Pleyel, Rouget de l'Isle, François Adrien Boieldieu, François Giroust, Rodolphe Kreutzer, Martini l'Allemand, etc.

Cette affluence de musiciens dans la franc-maçonnerie ne pouvait être dû   au hasard. Certains auteurs y ont vu la communauté de la source pythagoricienne, d'où musique et géométrie tirent toutes deux leur fondement, la convergence de deux expressions éminemment symboliques, etc. Et il est vrai qu'en dépit de Greuze, de Houdon,

d'Isabey, etc., les plasticiens sont bien moins nombreux dans la franc-maçonnerie que les musiciens. Mais on peut y lire aussi, et sans doute d'abord, des motifs d'ordre social et des raisons de nature professionnelle.

Dans la structure excessivement rigide de la société française, les loges maçonniques constituaient des lieux où les différences de naissance et de condition se trouvaient, du moins en théorie, mises entre parenthèses.

Ainsi, le recueil de Naudot comportait-il un poème intitulé « Les Francs-maçons, songe » dans lequel on pouvait lire ces vers :

                   C'est ici que l'on voit les plus superbes têtes

                   Déposer leurs grands noms aux pieds de mes autels,

                   Et malgré la fierté qu'inspire la fortune,

                   Ses favoris rangés sous une loi commune,

                   Donner le nom de frère au moindre des mortels.

Cette impression d'égalité, si agréable aux membres des classes bourgeoises, ne pouvait que séduire davantage encore les musiciens. A la différence de l'Angleterre, où cette profession jouissait depuis longtemps d'une honorabilité incontestée (les membres de la Chapelle royale y étaient dénommés gentlemen) , les musiciens français restaient de proches cousins de ces ilotes : les comédiens. On peut même se demander si le nombre particulièrement important de violonistes francs-maçons ne découle pas, en partie, de la réputation de vulgarité dont cet instrument souffrit longtemps en France.

D'autre part, d'un point de vue historique, le développement de la franc-maçonnerie, en France comme en Angleterre , a coïncidé avec celui des sociétés de concert. Très vite, le Concert spirituel, crée en 1725, fut littéralement noyauté par les musiciens francs-maçons. Et, en 1780, lorsque le Concert des Amateurs périclita, il fut remplacé par les Concerts de la Loge Olympique. Cette société de concerts, qui commanda au frère Haydn les six symphonies « parisiennes », affichait ainsi ouvertement ses liens avec la Loge L'Olympique de la parfaite estime - des liens assez analogues, sinon plus solides encore, à ceux qui unissaient la Philomusicae et architecturae societas Apollini à la Loge de Queen's Head. De manière plus générale, il n'est pas exagéré d'affirmer que certaines Loges maçonniques constituaient de véritables centres de recrutement pour les sociétés de concerts, et vice-versa.

La coïncidence historique voulut donc que la franc-maçonnerie, y compris   pour des musiciens qui n'y étaient pas affiliés, constituât la caisse de résonnance, le vecteur de l'esthétique musicale « classique » et de ses formes spécifiques comme le quatuor ou la symphonie.

Cette coïncidence spatiale et temporelle ne rend toutefois pas compte de tout. Il faut, à cet égard, rappeler encore la référence commune que « classiques » et francs-maçons du XVIIIe siècle faisaient à l'idéal de l'Antiquité et dont la Philomusicae et architecturae societas Apollini fournit un exemple révélateur. Pour leur part, dès le recueil de Naudot, les francs-maçons français revendiquaient, eux aussi, l'héritage de l'architecture antique.

                   De l'Art toute la majesté

                   En Grèce, en Egypte, en Sicile,

                   A Rome en France, en cette ville,

                   De là fut après transporté.

                   Aujourd'hui nous passons l'Asie,

                   Dans la Beauté des bâtiments ;

                   Et mieux qu'elle avec l'ambroisie,

                   Nous buvons des vins excellents.

Certes, invoquer les règles de l'art antique semble plus aisé pour un peintre, un architecte ou même un poète que pour un musicien. Le « discours musical » se prête cependant fort bien aux parallèles. Ainsi, en 1812, Giuseppe Carpani comparait-il Haydn... à Cicéron : « Haydn sait ne jamais sortir de ce qui semble naturel ; il n'est jamais baroque : tout est chez lui à la place la plus convenable. Les symphonies de Haydn, comme les harangues de Cicéron, forment un vaste arsenal où se trouvent rassemblées toutes les ressources de l'art. Je pourrais, avec un piano, vous faire distinguer bien ou mal douze ou quinze figues musicales, aussi différentes entre elles que l'antithèse et la métonymie de la rhétorique. »

Enfin, de toute façon, l'univers spirituel de la franc-maçonnerie et l'esthétique « classique », laissent apparaître des convergences frappantes. C'est que, contrairement à l'esthétique baroque ou romantique, l'esthétique « classique », que régissent l'harmonie et la mesure , dans laquelle le coeur et la raison, la science et l'imagination s'équilibrent, trouve très facilement une transposition, sinon sa source, dans le domaine de la morale. Or, pour ses affilés, ceux du XVIIIe siècle tout au moins, la franc-maçonnerie était avant tout une morale. Comme l'enseignaient par exemple les catéchismes divulgués dans le Sceau rompu (1745), le « Maçon de théorie », c'est-à-dire le maçon « spéculatif », apprenait par son état : « une bonne morale ; épurer ses moeurs et se rendre agréable à tout le monde ». Il devait observer « le Silence, le Secret, la Prudence et la Charité «  et fuir « la médisance, la calomnie et l'intempérance ». L'Art royal dont les francs-maçons de l'âge classique se réclamaient voulait ainsi unir la pratique de la vertu à celle des arts libéraux hérités de l'Antiquité. Pour eux, comme pour Socrate dans le Philèbe (65-66), l'Ordre, le Bien, se manifestent à nous «  sous la triple forme de la Beauté, de la Proportion et de la Vérité »

Propos du F. Gerard GEFEN en 2001