Rudyard Kipling
10 Août 2025

Les Anciens, ou "Antients" ...

Conférence donnée à la loge Sciences et Démocratie - GODF -  pour la Rudyard Kipling Lodge par le F. Philippe MRN. le 29 mai 2017

Je tiens à remercier le Vénérable Maitre Olivier C. de m’avoir invité à parler devant la loge ce soir et pour cette tenue commune entre vos deux loges (tenue commune avec la loge Les Racines du Futur - GLMF) et malgré mes décors et usages de maçonnerie anglaise. C’est donc en visiteur fréquent de Sciences et Démocratie et en ami que je m’exprimerais ce soir…. 

 

LES ANCIENS 

 

De quoi parle-t-on quand on parle des Anciens ?

Qui sont-ils, d'où viennent-ils ? 

Et quelle est donc cette nouvelle « Grande Loge de la très ancienne et honorable fraternité des maçons francs et acceptés, selon les anciennes Constitutions », d’abord constituée en Grand Comité en 1748, puis en Grande Loge en 1751.

Vous me pardonnerez quelques raccourcis parce que je n'ai que quelques minutes pour aborder ce sujet et que c’est très insuffisant pour le traiter, je le ferait donc en 4 points qui me semblent essentiels pour comprendre comment s'est crée cette nouvelle Grande Loge dans l'Angleterre du 18e.

Pendant très longtemps, on a considéré que la nouvelle Grande Loge était une scission de la première Grande Loge de 1717. C'est William Preston qui a théorisé ceci vers 1775 dans "Illustration of Masonry", et il a fallu attendre 100 ans, et la publication de « Masonry Facts and Fictions » de Henry Sadler, puis d'avoir accès à certaines archives, pour y voir enfin plus clair.

[C'est pourquoi quand on veut étudier un fait historique, il est capital de disposer de matériaux authentiques, et de bien replacer l’ensemble dans son contexte social, dans son contexte politique, dans son contexte culturel, et dans son contexte économique. Il ne suffit pas de prendre un bout de texte qui nous arrange, et de lui faire dire ce que l'on a envie et de s'en servir comme preuve à sa propre démonstration.]

Si cette nouvelle Grande Loge va prospérer durant les années 1750, c'est parce que ces années 1750 succèdent aux années 1740.
Et oui !!! Je sais que c’est assez surprenant… ! Avant 1750, 10 ans avant , on a 1740.

C'est important, car pour comprendre les Anciens, il faut comprendre comment tout cela va se met en place.

Les années 1740 marquent le déclin de la première Grande Loge, celle de Londres et de Westminster devenue Grande Loge d’Angleterre.

Premier point :

 

Socialement, la population londonienne décline fortement. Londres est ravagé par la misère, la maladie et le crime.
Dans ce contexte, comme souvent la consommation d’alcool y fait des ravages. 

La consommation de Gin - on parle bien d'alcool ici - est multipliée par 25 en quelques années ! Peu cher, reçu parfois comme une partie du salaire, on en boit absolument partout, et entre 1749 et 1751, rien que dans Londres, il y aura 10000 morts ! 

C'est le décors dépeint par William Hogarth dans sa gravure intitulée "Beer Street and Gin Lane", ici Gin Lane, et dépeigannt la désolation et les turpitudes de la vie londonniene où ne règne que la crasse, la famine, la maladie et la mort

Quand les populations des villes européennes croissent de 75% par an, à Londres, cette croissance n’est que de 25%.

A cette époque, c'est une différence significative sur l'état de la société !

Deuxième point : 

 

Les Nobles, ceux qui ont fait la gloire de la Maçonnerie naissante au sein de la Premier Grand Lodge, ne vont plus s'y intéresser.

On élit des Grands Maitres nobles, que l’on ne voit plus jamais et il faut nommer des Députés pour les remplacer.

Aujourd'hui dans beaucoup de Grandes Loges, on nomme des Députés, mais pourquoi faire ? les Grands Maitres sont présents, ils n'ont pas besoin d'etre remplacés, sauf si on veut répondre à des objectifs de contrôle des Loges.

A cette époque, et pendant 10 ans,  on ne les verra jamais et cela va créer du trouble important pour la saine administration de la Grande Loge. Plus 60 loges londoniennes disparaissent en peu de temps, et pour pallier à ce phénomène, on les sommes de se regrouper.

C'est aussi l’époque où, dans la société civile, on raille aisément la maçonnerie : on va parler de « Mocked Masonry ».

"Mocking Freemasons in 1741 London Procession", 1843 Engraving

On a déjà eu les première divulgation dès 1730 avec celles notamment de Samuel Pritchard, mais Horace Walpole, le 4eme Comte d'Orford, va écrire en 47 : « La réputation des Francs-Maçons est au plus bas actuellement… » « … Je ne vois rien d’autre qu’une persécution pour la remettre en vogue. »

Troisième point :

 

Les années 1740,  c'est aussi l'époque de la guerre de succession d’Autriche et à ce moment là, nos aristocrates sont à la guerre en Flandres, ou ailleurs. Ils sont sur les mers, pris dans les guerres inter coloniales.

Le roi George II à la bataille de Dettingen, 1743

Et c'est important car ils ne peuvent plus assurer leur charge au sein de la Grande Loge, et à cette époque-là, les aristocrates occupent les principaux offices de la Grande Loge. En effet, ce sont eux qui l'organisent, mais surtout, ce sont eux qui donnent de l'argent. 

C'est capital car ce qui occupe la Maçonnerie à ce moment-là, c'est le Common Box ! C'est le Fond de Charité !

C’est la raison d’être de la Maçonnerie, et contrairement à ce que l'on pense souvent, il n’y en a pas d’autre ! Ce n’est absolument pas les considérations sociétales ou symboliques qui occupent la maçonnerie. Tout ça vient plus tard et essentiellement en France d'ailleurs. 

Le Fond de Charité, c’est tellement important, qu’il va même devenir l'organe de Direction de la Grande Loge et si le fond de Charité n'est plus abondé, et bien cela pose évidement des problèmes !

L'argent, c'est toujours le nerf de la guerre, meme s'agissant de maçonnerie.

Quatrième point :

 

Dans ces années 40, l'Irlande va connaitre une période de famine très importante qui va pousser de nombreux Irlandais à migrer vers l'Angleterre. On estime que durant "the great frost", "la grande gelée", 12% de la population a péri.

Parmi ceux qui migreront, bien sur, il y aura des francs-maçons. On connait une maçonnerie de type spéculative en activité en 1665 au Trinity College, et donc ce sont des maçons qui vont se constituer en loge et qui voudront se rapprocher de la Grande Loge anglaise. 

Alors, c'est là que les difficultés commencent, car l'Irlande est considérée comme une colonie, les anglais ne font pas trop d'effort pour les secourir, et puis l'anglais, il a plus de considération pour son chien que pour un Irlandais, catholique de surcroit.

Et quand ces Irlandais vont se présenter à la Grande Loge, même recommandés par le Grand Maître d’Irlande, et bien les chiens n’étant pas acceptés à cette époque dans les Loges, je vous laisse imagnier imaginez pour des Irlandais ! et si en plus il faut partager le fond de charité avec eux ... La fraternité maçonnique a des limites quans meme !

Voilà pour le contexte ! quatre points essentiel qu'il faut avoir à l'esprit pour comprendre la situation générale.

Maintenant, à partir de ces éléments de contexte, il y a les hommes, et parmis ces maçons Irlandais, il y en aura un qui sera plus déterminé que les autres : Lawrence Dermott.

Laurence Dermott, né en 1720, fait maçon en 1741, Vénérable Maitre de la loge n° 26 en 46 ... [et oui, c'est possible et cela n'en a pas fait un mauvais maçon, bien au contraire]

Et Laurence Dermott va rapidement amalgamer ces frères de loges Irlandaises, mais aussi des loges anglaises, pour se fonder avec 6 loges en Grand Comité en 48, puis en Grande loge en 51, et de mannière très intelligente, ils vont s’appeler les "Antients". 

Et pour se justifier, ils vont reprocher à la première Grande Loge d’avoir abandonnés certains usages de la maçonnerie, mais surtout, d’avoir négligé le fond de Charité !

Conprendre que le Common Box, le fond de Charité, c’est la pierre angulaire depuis les débuts de la maçonnerie ! Il n'y en a pas d'autres. 

Ils vont s’appeler les "Antients" - avec deux T pour faire encore plus anciens - en disant qu’ils sont les détenteurs d’une tradition plus ancienne, adversaires de toute innovation, et c'est quelque chose qu'ils vont exploiter jusqu'au bout puisque l’intitulé de la nouvelle Grande Loge, « selon les anciennes Constitutions » est une référence aux Anciens devoirs… les fameuses "Old Charges" !  

De nos jours, on a inversé ces valeurs là : les vieux veulent faire jeunes, il faut avoir le dernier téléphone à la mode, c'est ça qui est bien. Il faut être moderne, et tout ce qui est ancien, c'est bon pour les brocantes.

Mais à l'époque, on considère que ce qui est ancien comme ancré dans la Tradition. C'est bien d'être Ancien, et c'est pourquoi, par moquerie évidente, ils vont appeler la première Grande Loge de Londres "Les Modernes" ! 

On a exactement la meme chose en littérature avec la querrele des Classiques et des Modernes à la fin du 17e siècle, les premiers menées par Boileau et les autres par Perrault,

Ainsi, les Anciens sont plus récents que les vrais anciens, ceux de 1717 ; et les plus anciens sont des modernes ! Limpide … 

Rapidement, cette nouvelle Grande Loge qui est au début un peu Irlandaise, va devenir une nouvelle Grande Loge très anglaise puisque des anglais quitteront la première Grande Loge pour rejoindre celle des anciens. 

Dermott, qui est resté, deviendra le Grand Secrétaire, puis plus tard le Député Grand Maitre et très vite, ils vont eux aussi se doter de Grands Maitres nobles à partir de 1756. D'abord le Conte de Blessington, puis les Ducs d’Atholl, et, ils vont eux aussi se doter de Constitutions, des constitutions nommées Ahiman Rezon, rédigées par Dermott et qui vont garantir la prospérité face à une première Grande Loge au creux de la vague.

Alors étaient-ils si différents ces Anciens ? Et bien pas tant que ça en fait.

Si l’on compare les éléments organisationels ou documentaires : Les constitutions, Ahiman Rezon, se réfèrent clairement aux Constitutions d’Anderson. Des pans entier de textes seront notament identiques, la différence principale étant que l'on ajoute un règlement concernant le Comité de Charité.

Et c’est surement là la raison profonde de la création de la Grande Loge des Antients : le fonctionnement du fond de Charité, car sur le plan de la structure de la Grande Loge : elle est quasiment identique.

Sur le plan du rituel : Nous avons 2 divulgations majeures qui sont « Les Trois Coups Distinct » de 1760 pour les anciens et « Jakin Boaz » de 1762 pour les modernes, et cela nous qu'il y a beaucoup de similitudes sur la forme, avec quelques différences de fond tout de même :
 
Ce que les Anciens repprochent c’est 1) l’abandon des prières d’ouverture et dédicatoires, 2) l’utilisation d’un mot erroné pour le 3e grade, 3) et aussi une disposition incorrecte de la loge. C'est également 4) l’inversion des signes de reconnaissance, ceux du mot en B et du mot en J… 

D’ailleurs Dermott ira jusqu’à écrire que les modernes n’en connaissent même pas la signification et qu’ils pensaient que cela représentait le rhum de la Barbade et le Rhum de la Jamaïque.

Une inversion qui, on le sait aujourd'hui, ne fut qu'un choix de mise, et qui n'a rien a voir avec ce qui avait été théorisé par Preston l'expliquant par la necessité de se protéger à la suite des publications des différentes divulgations, et les Anciens n'ont fait que rétablir l'ordre biblique.

Et puis enfin, point capital encore aujourd'hui, 5) c'est l’absence de cérémonie secrète d’installation du Vénérable Maitre, qui est la véritable antichambre de l’Arche Royale.

[à l'époque, pour rentrer dans un chapitre de l'Arc Royal, il fallait avoir été installé et donc avoir reçu la cérémonie secrète. Aujourd'hui, pour de mauvaises raisons de chiffres - en effectif et en monnaie - on a abandonné cette obligation alors qu'elle est essentielle. Puis on a dilué cette cérémonie, pour d'encore plus de mauvaises raisons, dans tous les rites de la maçonnerie, quitte à tomber dans le ridicule le plus complet.]

Ces 5 récriminations majeures vont donc être le ferment d’une rivalité extrême qui va durer 60 ans, durant lesquels, cette rivalité extrême va alimenter ce qui fut surement le premier conflit maçonnique. 

Et cela va très loin, cela va meme traverser les continents, jusqu’au Etats Unis, avec des conséquences parfois importante pour les frères. 

Benjamin Franklin, père fondateur des États-Unis d'Amérique, qui était diplomate en France, était membre d'une loge des Modernes aux Etats-Unis. Quand il y retourne, sa loge est entre temps devenue Ancienne, alors que lui, il n'a pas changé d'usages et est resté Moderne, et donc on ne va plus l’accepter dans la loge, et quand il va mourir, sa loge ne lui rendra même pas les honneurs maçonniques !

C’est très grave !

Et cela va durer jusqu’en 1809, date à laquelle on a commencé à négocier la fusion des deux puissances maçonniques anglaises. 

En fait, pour les modernes, c’était quand même déjà un peu plié parce qu’un courant reprenant les usages des anciens s’était déjà installé depuis quelques années au sein de la première Grande Loge. Ce courant, c’est les « traditionners », ce sont des anciens chez les modernes, le ver était dans le fruit comme on dit dans ces cas là !

Les modernes reconnaîtront s’être éloignés des principes anciens de la maçonnerie, et ils reconnaitront qu’ils avaient perdu leur propre régularité.

C’est un véritable renoncement de la première Grande Loge ! Mais on peut dire que les anglais auront l’intelligence de faire l’Union. 

L’Acte d’Union de 1813 permettra de réunir définitivement les deux Grandes Loges rivales au sein d’une même Grande Loge UNIE d’Angleterre.

A partir de là, le chapitre sera définitivement clos … 

Aujourd’hui, la pratique de la maçonnerie anglaise est celle des anciens, ce sont eux qui ont gagné ! et nous avons une pratique du rituel, de sa mise en place, qui est celle héréitée des anciens.

Mais pour la mise en place, pour l'organisation de la maçonnerie, c’est bien toujours celle toutefois des modernes !

Même si il a fallu faire parfois quelques adaptations…